A un degré élevé de l’art, ou plutôt à son sommet, il n’existe plus de sujet, d’objet, de contenu. Seule demeure la maîtrise absolue grâce à laquelle il n’y a plus guère d’importance que l’objet représenté soit pour nous banal ou raffiné, car cette maîtrise dans la représentation fait justement accéder les "sujets" dans leur matérialité à une sphère supérieure, la sphère de la perfection (qui est la même pour tout). La botte de paysan déchirée peinte par Van Gogh, un arbre de Hobzema, la violette de Dürer, une pomme de Cézanne, tous ces motifs si ordinaires ont acquis par un plus grand dynamisme, comme sous l’effet d’une tension artérielle plus forte, une telle intensité que nous ne voyons plus leur trivialité mais le miracle de leur transfiguration.
Dans l’oeuvre abondante de Zweig, il y a, à côté de ses célèbres nouvelles et romans incontournables tels Vingt-quatre heures dans la vie d’une femme, Lettre d’une inconnue ou encore Le Joueur d’Echecs, des écrits moins connus : articles, préfaces, conférences, éloges funèbres ou messages d’anniversaires, qui sont regroupés ici autour d’une thématique biographique : les hommes, que Zweig a connus personnellement ou non, qu’il admirent, et qui témoignent de sa curiosité et de son éclectisme : Proust, Verlaine, Rilke, Schnitzler, Nietzsche, Mahler, Freud, entre autres, se retrouvent ainsi dans ces pages où l’écrivain autrichien cherche à éclairer leur destin.
Outre l’absence de Baudelaire, sur lequel j’aurais tant aimé lire Zweig, on peut reprocher à ces quelques textes l’absence totale de destins féminins. Mais c’est tout, car il s’agit là d’une oeuvre lumineuse. L’écriture, c’est donner à la vie la cohérence qu’elle n’a pas, et c’est ce que fait l’auteur ici en cherchant l’homme derrière le créateur, en retraçant son itinéraire et sa trajectoire, et en organisant le tout en destin. C’est absolument passionnant et fascinant, plus ou moins selon qu’on connaît ou non l’homme et l’oeuvre dont il est question bien sûr, mais malgré tout, Zweig parvient à nous faire entrer dans l’univers d’auteurs dont nous ne connaissons parfois rien ou si peu que pas : Joseph Roth, par exemple, m’a beaucoup intriguée et il n’est pas impossible qu’un de ses textes rejoigne bientôt ma tour de Pise. Quant au texte sur Proust, auteur à la mode en cette période de centenaire de Du Côté de chez Swann, il est tout simplement admirable.
Ici le génie interroge le génie. Incontournable !
Hommes et destins
Stephan SWEIG
Belfond, 1999 (Livre de Poche, 2000)
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