Durant les mois qui suivirent, il lut, lut, lut. Il se soumit à la lecture, puisque c’était la loi de Michèle et qu’il n’obtiendrait jamais rien d’elle qui ne serait prélevé (alimenté eût dit une mère, ou vulgairement approvisionné selon un homme d’argent) d’une lecture. Il s’y plia bien volontiers, convaincu d’avoir affaire à un merveilleux donnant-donnant : lettres contre l’être, mot à mot. Connaîtrait-il jamais un régime plus heureux dans le reste de son existence ? Michèle avait été son professeur de désir littéraire. Elle volait chaque jour un livre pour lui, qu’elle lui offrait le lendemain et dont ils discutaient le surlendemain, au café.
Comme je n’aime rien tant que la littérature autotélique, celle qui se regarde dans le miroir et ne cesse de parler d’elle-même, ce roman était l’un de ceux de la rentrée littéraire que je voulais absolument lire : la vie du critique, autre facette de la vie du lettré, ça change, un peu, de la vie d’écrivain. Cerise sur le gâteau, j’apprécie plutôt Arnaud Viviant, que je trouve plutôt attachant et que, même si je ne suis pas toujours d’accord avec ses prises de positions, j’estime sincère.
Dans ce roman, autofictionnel il va de soi, le critique livre sans fausse pudeur tout ce qui fait sa vie au milieu des œuvres des autres, et nous donne à voir toute la difficulté, mais aussi la jouissance, de son activité…
Le critique, obsédé textuel autant que sexuel, a un rapport charnel avec les livres qu’il lie, souvent, à l’expérience amoureuse, et ce dès sa découverte de la littérature grâce à sa petite amie au lycée, Michèle.
Le critique tire le diable par la queue et doit cumuler les supports médiatiques pour s’en sortir à peu près.
Le critique fait de l’abattage, esclave d’une production pléthorique : ne lisant "jamais moins de deux cents pages dans la journée, et moins de quinze volumes par mois", il est parfois pris d’angoisses devant les livres qui attendent d’être lus, trop vite, empilés en tas vacillants dans le "couloir de la mort".
Le critique est parfois victime du complexe de l’imposteur, terrorisé par la jungle des livres qu’il n’a pas lus.
Le critique, du coup, boit trop, fume trop, et manque de renverser les jolies attachées de presse à vélo lorsqu’il se rend trop vite à l’inauguration du salon du livre sur son scooter.
Le critique, parfois, a envie de lire "juste pour lui".
Éminemment jouissif (je file la métaphore), ce texte explore non sans humour (mais parfois avec une pointe de lassitude) les méandres du monde littéraire contemporain, suivant une pensée primesautière et rhizomatique à la Montaigne. Sans réelle structure narrative, passant du coq à l’âne et de digression en anecdotes savoureuses même si parfois navrantes , cette Vie critique propose à l’occasion, à côté de listes amusantes dont le narrateur a la manie (liste des écrivains qui ont pris leur retraite, liste des écrivains qui sont morts dans un accident…), des réflexions hautement stimulantes : notamment, à l’occasion d’une conférence, le critique s’interroge sur la manière dont "trois écrivains, aussi distants dans le temps que pouvaient l’être Edgar Allan Poe, Virginia Woolf et Martin Amis, avaient vécu chacun à leur façon leur double statut d’écrivain et de critique littéraire" — réponse qui mériterait sans doute une thèse !
La Vie Critique
Arnaud VIVIANT
Belfond, 2013
Lu par sophielit
20/24
By Hérisson
Classé dans:Elle lit... des romans, Elle lit... des textes biographiques et autobiographiques Tagged: Arnaud Viviant, critique littéraire